Textes
Voie L Symphonie en sol pour valises à roulettes
Mesdames, Messieurs, autres, divers genres
Gare, gare
Voie D, le train numéro 1234
A destination de Marseille va partir
Il desservira les gares de :
Lacanau
Vertheuil,
Belin-Béliet,
La Rochelle
Douchy les mines
Saint-Quay- Portrieux
Bourg en Bresse
Charleville
Mulhouse
Mâcon
Uzeste
Sète
Le Boulou
Majastres
Gardanne
l’Estaque ville
l’Estaque plage
Prenez garde à la fermeture des portes
Attention au départ
Gare, gare
Bien sur, si vous êtes un peu pressés
Il vaut mieux privilégier le direct, le sans arrêt
Le rectiligne, celui qui ne tourne pas autour du pot
Il partira voie Z, la voie rapide, dans un court instant
Mais vous avez quand même le temps, inutile de courir
Réfléchissez, levez les yeux vers la voute
Regardez le ciel entre les poutrelles d’acier
La voie lactée
Et surtout écoutez bien le premier mouvement
De la symphonie en sol pour valises à roulettes
Allégro !
Sinon, Mesdames, Messieurs, autres, divers genres
Rassurez vous
Voies A, B, C, E, F, G, H, I, J, K, L…
Tôt ou tard, d’autres trains partiront
Différents trains disait Steve
Beaucoup de voies s’offrent à vous
Pour partir, fuir, aller voir ailleurs
Balader un moment, tout recommencer
Ou juste aller au bout de la ligne
Mais gare, gare
Un train peut en cacher un autre
Et au terminus, tout le monde descend
Gare, gare
Jusqu’à la fermeture des portes
Vous avez encore le choix :
TGV, TER, TEE, Orient express
Omnibus, express, Eurostar, Thallys,
Micheline
Elle part encore la Micheline ?
Talgo, loco !, loco !, c’est pour Madrid
Prenez tout votre temps
Alors asseyez vous, posez vos valises et réfléchissez encore un moment
Levez les yeux vers la voute
Regardez le ciel entre les poutrelles d’acier
La voie lactée
Et surtout écoutez bien le deuxième mouvement
De la symphonie en sol pour valises à roulettes
Andante !
Mesdames, Messieurs, autres, divers genres
Gare, gare
Nous informons les personnes
Accompagnant les voyageurs qui vont bientôt partir
Qu’elles ne doivent pas monter dans les voitures
Mais juste regagner la leur, toujours garée sur le parking
Allons, il faut vraiment y aller maintenant, serrez vous une dernière fois
Embrassez vous, puis agitez la main
Et quittez lentement la gare, tout ira bien,
Soyez tranquille
Mesdames, Messieurs, autres, divers genres
Gare, gare
Nous rappelons aux voyageurs que l’étiquetage des bagages est obligatoire
Entendez vous ?
O-bli-ga-toire
Mais pas le tatouage, aucun ne sera pratiqué, rassurez vous
Indiquez vos noms, prénoms, désirs et habitudes
Destinations, qualités, orientations, attentes
Vous pouvez tout écrire, ou faire un petit dessin, un croquis
Bien collé sur vos bagages, une image vaut mille mots
Ça fera l’affaire, on comprendra
Soyez tranquille
Levez les yeux vers la voute
Regardez le ciel entre les poutrelles d’acier
La voie lactée
Et surtout écoutez bien le troisième mouvement
De la symphonie en sol pour valises à roulettes
Scherzo !
Ici gare, ici gare, je répète
D’autres trains partiront, différents trains disait Steve
Beaucoup de voies s’offrent à vous
Vous êtes à la croisée, choisissez la bonne
A, B, C, D, E, F, G, H, I, J, K, L…
Les détours, ça va un moment
Décidez vous maintenant, il est encore temps
Mais prenez garde tout de même à la fermeture des portes
Gare, gare
A la clôture automatique
Au repli définitif
Aux faux espoirs
Aux mauvais départs et aux voies sans issue
Au début, tout vous paraitra sombre, immobile
Par les vitres, même en frottant de la main, vous ne verrez presque rien
Puis passés les tunnels et les ponts
Peu à peu, des teintes dorées et lumineuses vont vous enrober
Répétitives, douces, et vous pourrez dormir
Le train foncera dans une vapeur bleutée
Il percera la brume qui à l’arrière dessinera de jolies volutes désordonnées
Aspirant dans son sillage les rêveries des voyageurs somnolents
Mais vous avez encore un peu de temps, inutile de courir
Soyez tranquille
Levez une dernière fois les yeux vers la voute
Regardez le ciel entre les poutrelles d’acier
La voie lactée
Et avant de monter
Ecoutez le final
De la symphonie en sol pour valises à roulettes
Hervé Passamar
Egaré
#trains 1
Je m’égare encore
J’erre, je flâne, contenance obligée
Désemparé sur le quai, passager sans destin
Il faut pourtant trouver sa voie
Gare
Je cherche des panneaux, des indications, des signes
Des signes surtout
C’est ainsi que le destin se manifeste paraît il
« Les signes du destin »
J’attends
Je cligne les yeux pour lire des panneaux
Sans comprendre d’où l’on part
Vers des destinations que nous ne savons choisir
Je saute sur mes pieds, je m’approche des lettres
En vain
Alors j’entends la voix
« Madame, Monsieur, autre, divers genres »
Ah, c’est pour moi, c’est à moi que tu parles
Une adresse qui me va comme un gant
Pour une fois
Je m’égare encore
J’erre, je flâne, contenance obligée
Désemparé sur le quai, passager sans destin
Il faut pourtant trouver sa voie
Gare
Mais je suis heureuse, heureux,
Autrement heureuse, diversement heureux
Tu égrènes voies, villes
D’inimaginables circuits
De prodigieux itinéraires
« Levez les yeux vers la voute, regardez le ciel qui se dessine entre les
poutrelles d’acier. La voie lactée ! »
La voie lactée ? Pourquoi pas la lune tant qu’on y est
Allez, un petit croissant, pour la route
On promet toujours la lune aux égarés
Nous cherchons quand même, la main sur le front
Éblouis par l’éclat des poutrelles
On promet toujours la lune aux égarés
Puis des mains se lèvent, doigts pointés vers la voute
Les yeux écarquillés percent l’obscurité
« On la voit », les cris fusent au milieu du grondement des roulettes
On a de la chance
Voie lactée, lune, tout y est, c’est bien la L
Et Mare tranquillitatis bien dessinée entre les poutrelles d’acier
Tu avais raison
La voix reprends, mais le reste est confus
A cause des roulettes
J’ais du mal à comprendre
Brouhaha… Brouhaha…
Grrrrrrr Vrrrrrrrr Grrrrrrrrrrr Tac Tac Tac
Je m’arrête un instant, les autres aussi autour
Nous calmons le jeu
On fait taire les roulettes pour entendre ta voix
« Voies A, B, C, D, E, F, G, H, I, J, K… »
Puis la voie L, distinctement
Celle dont nous rêvons tous
Vers où sans se concerter
Nous fonçons, déterminés
Un gros essaim bruyant
Sans comprendre quel genre d’idéal lacté et tranquille elle nous promet
On aurait peut être préféré prendre la R, la Royale
Ou à défaut, la T, la Tangente
Mais elles ne sont pas annoncées
Trop lointaines, perdues au fin fonds de l’alphabet
Trop long à énumérer
Mais quand même, « la mer de la tranquillité ! »
Beau point de chute pour des égarés
A défaut de destin
Vent solaire et suspension assurés
Contenance oubliée
D’autres destinations sont prévues, « pour plus tard » dis-tu
« Beaucoup plus tard », trains en préparation
Moins rassurantes, plus excitantes peut être
« Mer des écumes, des vapeurs, des nuées, de la fertilité
Océan des tempêtes »
Mais moi je ne peux plus attendre
Continuer à errer comme une âme en peine
Désemparé sur le quai, passager sans destin
Tu as raison : « Les détours, ça va un moment
Décidez vous maintenant, il est encore temps »
Je pousse la valise, beaucoup la tirent, l’air détachés
D’autres la font rouler à leur côté
Amie fidèle, indispensable compagne
Bras dessus, bras dessous
Complices
J’accélère, je virevolte, je ralentis
Aigu quand j’accélère
Grave en ralentissant
Glissando, diminuendo, staccato
Grrrrrrrrr, Vrrrrrrrrrr, Grrrrrrrrrrr, tac tac tac tac tac
Et puis, le refrain qui revient
Une antienne désormais familière
« Madame, Monsieur, autres, divers genres »
C’est pour moi, c’est à moi que tu parles
A qui on s’adresse d’ordinaire si peu
On avance en ligne serrée
Je joue avec les autres, prêts à errer sans fin, qu’importe
Et nous rions encore, Voie L, Voie L
Nous sommes des pantins à roulettes
Grrrrrrrrr, Vrrrrrrrrrr, Grrrrrrrrrrr, Vrrrrrrrrrrr, Grrrrrrrrrrrrrrr
Ça sonne, aucun doute, on tient le tempo
Grrrrrrrrr, Vrrrrrrrrrr, Grrrrrrrrrrr, Vrrrrrrrrrrr, Grrrrrrrrrrrrrrr
Ça roule, on groove grave
Voie L, Voie L
Tac tac tac tac tac tac grrrrrrr Vrrrrrrrr rrrrrrrrrrrr tac tac tac
Tu t’adresses alors à d’autres égarés
De l’autre côté des voies
Ils cherchent les panneaux et les indications
Attendent encore les signes
Assis sur leurs valises
Perdus tout au bout des quais déserts et sombres
Sans pouvoir nous rejoindre et mêler leurs roulettes aux nôtres
Enjamber, sauter par dessus les voies
Trop tard, pas question, trop dangereux
Roulette russe
Nous commençons alors à jouer un peu funèbre, grave
Sonate au clair de lune, pour marquer le coup, être dans le ton
« Andante » dit pourtant ta voix
Alors on accélère, on pousse les feux
Le quai nous appartient, toutes les voies s’offrent à nous
En face ils font encore de grands gestes
Naufragés accrochés aux balises
Puis ils disparaissent lentement
Doucement aspirés par le ciment du sol
En une belle vague grise
Sans avoir eu le temps
De jeter un dernier regard vers la mer
Entre les poutrelles d’acier
« Il n’y a plus rien à faire pour eux
Inutile de courir, continuez, soyez tranquilles, Adagio »
« Compostez !, compostez ! » dis-tu tout à coup
Une invite impérieuse, retour à la normale
Je m’arrête un instant
On fait taire les roulettes
Pour tenter de comprendre
Mais nous rions encore
Nous sommes des pantins à roulettes
Aucune matière organique
Rien d’humide
Que du ciment à perte de vue
« Votre titre de transport », exhortation pressante
C’est quoi ce titre ? Je n’en ai aucun
Ni titre de noblesse, de séjour ou de propriété
Ni charge ni fonction, aucun rang ni dignité
Emportement, le seul que je puisse brandir
Je te fiche mon billet
Ce bout de carton horizontal que la machine avale en crissant
Crrrrrrrrrrrrroouuuiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii
Alors on peut accélérer, pousser les feux
Le quai nous appartient, toutes les voies s’offrent à nous
Certains au loin s’imposent encore d’inutiles contorsions
Se ruent en dépit du bon sens
Accélèrent le pas en désordre
Font crisser leurs roulettes dissonantes
Sourds aux annonces
Aveugles à la mer tranquille
Toujours inquiets, toujours pressés
Pourtant tu les mets bien en garde
« Gare, gare, inutile de courir
Restez sereins »
Ils chercheront toujours leur voie, le billet à la main
Pareils à ceux en face, les disparus
Emportés par la vague d’une mer qu’ils ne voulaient pas voir
Qui pourtant maintenant se dessine avec clarté
Entre les poutrelles d’acier
Alors on accélère, on pousse les feux
Suspendus à ta voix qui égrène les villes « Lacanau, Vertheuil, Charleville,
Mâcon, Calvi, Uzeste, Majastres, Planète Mars, Mare Tranquillitatis .. »
Rêvant de ces chemins que nous serons les premiers à emprunter
De fabuleux trajets auxquels nous croyons dur comme fer
Suspendus à cette mer tranquille
La seule pour laquelle il faille lever la tête
Une mer verticale qu’on prend le temps
De regarder une dernière fois entre les poutrelles
La mer bleu acier
C’est le final de la symphonie en sol pour valises à roulettes
Notre ultime mouvement sur ce quai
Alors nous fonçons, déterminés
Essaim bruyant qui brusquement s’arrête
Avant de s’incliner pour un dernier salut
Toutes les voies s’offrent à nous
Nous sommes des pantins à roulettes
Des voyageurs sans destin
Sans providence ni fortune
Qu’importe
Ça marche comme sur des roulettes
Je vais trouver la martingale
Tordre le hasard, inverser les chances
Gagner les faces cachées, les cratères oubliés
Rouler sous les vagues bleu acier de la voute
Plein gaz vers les vastes nébuleuses et les nuées ardentes
Contenance envolée, convenances oubliées, égaré pour de bon
Je prends train en marche
Qu’importe si je n’ai jamais rien inventé
Je monte
Encore, encore plus haut
C’est parti !
Hervé Passamar
« Nous avions répondu à ton invitation de participer à une dévoration (en ce qui me concerne !) d’un plat dont tu as le secret et qui est pour moi un merveilleux souvenir d’enfance. Alors que nous gagnions la table, Turid nous arrêtat devant un panneau qui synthétisait une œuvre récente que t’avait inspirée la ligne 1 du Métropolitain. Quand j’écris ” inspirée ” c’est parce que ce que tu nous montrais et commentais ressortait bel et bien de l’inspiration. Nous étions sous le charme de l’originalité de ce parcours où ton oreille n’avait plus entendu l’annonce des stations de la ligne mais la musique à l’état pur. C’est alors que je t’entendis me demander d’écrire. Je fus surpris car tu sais très bien que je ne suis ni critique ni historien, toi qui m’as accompagné à Digne, à Marseille et à Toulouse lors de ce que j’appelle mes Célébrations. A ces souvenirs je fus rassuré, j’allais à mon tour t’accompagner en ajoutant quelques lignes à la ligne 1 sans savoir si elles auraient le don de te plaire.
Le musicien c’est toi, je ne suis qu’un brasseur d’images et de mots alors je vais me mettre à l’écoute de ceux que tu as entendu, oh, pas tous, je ne descendrais pas à chaque station, je vais choisir et pourquoi pas simplement le début et la fin de la ligne. Ce qu’il y a entre, et j’adore les ” entres ” en tous genre, tu t’en es occupé et plutôt bien. Alors je monte dans le train à Vincennes, même si la gare, c’est normal une gare pour partir en voyage, est au pied du sinistre château où ils ont enfermé Donatien, je préfère dire qu’elle est à l’orée du bois, celui où les fées se cachent dans les hêtres. Pendant le voyage, je t’écouterais puis nous descendrons à Etoile et on ira boire un verre.
Mais me diras-tu la ligne continue, elle ne s’arrête pas là. Je sais, mais je ne veux pas aller à la Défense, la défense de quoi d’ailleurs, on en sait rien, alors je descends à Etoile. On a fait un beau voyage et je te remercie en me demandant ce que tu pourras faire de ce texte. Je te l’avais bien dit que je n’étais ni critique ni historien ! »
Paul-Armand Gette
« Tirer parti, tant plastiquement que musicalement, des données propres à un phénomène auquel nous sommes confrontés plus ou moins quotidiennement, en l’occurrence un trajet dans le métro, est un défi que se sont proposés de relever conjointement Bernard Pourrière et Hervé Passamar dans MétrOpéra. Certes, leur démarche se charge incontestablement d’une dimension ludique, mais elle repose également sur une analyse très attentive et rigoureuse des faits visuels et sonores attachés à ce type d’activité, s’ouvrant dès lors sur des qualités d’invention et d’improvisation qui nous permettent d’échapper, ne serait-ce qu’un instant, à la banalité routinière qui leur est généralement associée. La voie vers une subversion de ce qui passe pour être le réel semble ainsi toute tracée. Il nous revient de nous en saisir… »
Jean-Yves Bosseur
Directeur de recherche au CNRS
Compositeur
Musicologue